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Auteur
Christine Gosselin Auteure
Date
28 novembre 2025
Catégories
Enseignement
Formation
Jeunes
Type
Le soin pédagogique, ou l’art de s’orienter dans un monde qui tangue
Quand Michel Dupuis réenchante la crise avec humour, profondeur… et un soupçon de pneuma
Entre rires lucides et silences habités, la journée de respiration proposée aux directions du fondamental et du secondaire à Beauraing avait tout d’un bol d’air dans une époque en apnée. Autour de Michel Dupuis, philosophe, éthicien et orateur hors pair, les directions ont exploré quatre « points cardinaux » pour s’orienter dans un monde incertain : fluidité, agilité, vulnérabilité et durabilité. Une journée pour penser, ressentir, remettre du sens là où « le quotidien grince », et redonner du souffle à ce que signifie encore… prendre soin. Journée organisée par Oxylierre, le service de la pastorale scolaire du diocèse de Namur.
« Une personne n’existe pas seule »
D’emblée, Michel Dupuis frappe juste – et doucement : « Une personne, un élève, un directeur n’existe pas. Nous n’existons que dans la relation. » Et nous voilà plongés dans l’univers du soin, et même de l’« archi-soin » : ces liens invisibles qui nous tiennent debout les uns par les autres. Dans l’école comme dans l’hôpital, la prison ou le CPAS, nul ne peut prétendre tenir seul la barre. Le directeur n’est pas une île, mais une configuration vivante, tissée de présences, d’absences, de fragilités et de courage. Mais le soin, est-il encore possible dans une société où tout va trop vite, où « tout est urgent » et où, comme le rappelle Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand contemporain, « le monde devient indisponible[1] » ?
Une époque qui fatigue les âmes
Notre temps est celui de la « génération anxieuse »[2], décrit Jonathan Haidt, pris dans l’immédiateté, les écrans, la surconsommation émotionnelle, la dispersion attentionnelle. « On est partout et nulle part. » Les élèves, mais aussi les adultes, expérimentent un pouvoir-vouloir vacillant. Les stoïciens murmuraient autrefois « qui veut, peut ». Aujourd’hui, l’inconscient, les peurs et la saturation des sollicitations sont passés par là. Dans ce contexte, Marcel Gauchet parle de « désenchantement du monde[3] » comme d’un déménagement du sens dans une société qui s’est sécularisée. Max Weber dirait que nous errons dans un monde rationnel… mais vidé de souffle. La question devient alors : Peut-on réenchanter l’école sans tomber dans la nostalgie ou le fondamentalisme ?
La crise : ennemie ou alliée ?
Jean Oury, figure majeure de la psychothérapie institutionnelle nous rassure. Une institution peut vivre de la crise : « Il ne faut pas combattre la crise, mais en vivre » écrit-il.
Crise sanitaire, crise du lien, crise existentielle, société liquide[4] chère à Bauman… Et si ces fractures devenaient des ouvertures ? Non pas des failles à colmater, mais des brèches par lesquelles le vivant peut respirer.
La crise met à l’épreuve notre prétendue société providence et révèle une étrange aporie : nous voulons le bien commun, mais pas devant chez nous. « Une crèche oui, un centre pour personnes lourdement dépendantes non » exemplifie Michel Dupuis, président du comité d’éthique du Village n°1. Une société de verre, fragile, où la solidarité s’écrit parfois au conditionnel.

Les quatre étoiles pour s’orienter
Michel Dupuis ne parle pas de valeurs comme d’injonctions morales, mais comme de repères : « Les valeurs ne sont pas des obligations, mais des étoiles. Elles permettent de se localiser. » À Beauraing, quatre étoiles ont dessiné une constellation – presque une boussole céleste – pour l’action éducative :
- Fluidité
Tout bouge. L’école aussi. Mais comment construire du solide dans le mouvant ? Peut-être en acceptant, avec Héraclite, que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve… tout en trouvant des rives où poser sens et parole.
- Agilité
À distinguer de l’agitation. L’agilité vraie n’est pas productiviste, elle est créative, ajustée, humaine. Elle suppose de savoir dire oui, mais aussi parfois… pas tout de suite.
- Vulnérabilité
Comme condition essentielle de l’humain. Non pas une faiblesse honteuse, mais un lieu de reliance : « Pouvons-nous encore compter les uns sur les autres ? »
- Durabilité
Penser l’éducation au-delà de l’urgence et des tests. Ce qui se construit vraiment s’inscrit dans le temps long. Ce qui fait grandir ne se mesure pas toujours.
Du projet à l’action : quand les valeurs prennent corps
Dans ce monde désenchanté, il ne s’agit pas de retourner à des certitudes figées, mais d’innover avec justesse : « Retrouver du Chi, du pneuma, ce souffle qui fait tourner les moulins de nos cœurs. » La métaphore est belle. Et juste. Elle invite à une école qui respire, qui doute, qui ajuste, mais qui ose encore croire en la possibilité d’un sens partagé.
Les ateliers ont permis d’ancrer ces réflexions dans le réel. Parmi les pistes concrètes :initier les élèves aux langues des familles d’origine ; organiser des repas multiculturels ; parce que la pluralité est une richesse, mais aussi un défi ! Une valeur n’existe que si elle se vit. « Dis-moi ce que tu fais, je te dirai ce que tu crois. »
L’école est aujourd’hui confrontée à une surcharge émotionnelle inédite. Les familles projettent, espèrent, exigent. Et parfois doutent. Michel Dupuis ose la question qui dérange : « Qu’avons-nous fait pour ne pas mériter leur confiance ? »
Une invitation à la lucidité, mais aussi à la douceur. Car il faut parfois savoir ne pas répondre tout de suite, laisser mûrir, introduire une distance féconde.
Et si cette époque n’était pas si moche ?
Clin d’œil final, presque malicieux : « Attention au syndrome gastro-entérologique sociétal ! Non, cette époque n’est pas moche. Elle nous invite à déployer tout notre potentiel de créativité. »
L’essentiel, rappelle Michel Dupuis, est simple et exigeant : comprendre, proposer, agir. Et continuer, ensemble, à faire de nos institutions des lieux vivants, soignants, profondément humains.
Car si Michel Dupuis s’adresse ici au monde de l’enseignement, sa parole déborde très naturellement ce cadre. Sa réflexion trouve un écho tout aussi puissant dans d’autres lieux de soin et d’accompagnement : hôpitaux, maisons de repos, IPPJ, services d’accueil pour personnes en situation de handicap, secteur carcéral ou dispositifs sociaux, pastorales…
Partout où il est question de vulnérabilité, de lien, de responsabilité partagée et de sens à reconstruire, cette invitation à « réenchanter sans infantiliser » résonne avec une force particulière. Comme si la pédagogie du soin devenait, bien au-delà de l’école, une véritable éthique de la présence.

Michel Dupuis vient de publier un tout nouvel ouvrage : La souffrance existentielle. La condition humaine, un appel au soin, Seli Arslan 2025.
Christine Gosselin
[1] ROSA Hartmut, Rendre le monde indisponible, la Découverte, Poche, 2023.
[2] HAIDT Jonathan, Génération anxieuse.Comment les réseaux sociaux menacent la santé mentale des jeunes, Les Arènes, 2025.
[3] GAUCHET Marcel, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion ? Gallimard 2002.
[4] BAUMAN Zygmunt, L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Pluriel, 2O10.