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Auteur

Thibauld Menke

Date

12 mai 2025

Catégories

Pastorale des Solidarités
Vatican

Type

Actualités diocésaines
Vie d’Église

De Léon XIII à Léon XIV : la doctrine sociale en héritage

L’élection du pape Léon XIV a ravivé l’intérêt pour la doctrine sociale de l’Église, initiée par Léon XIII dans l’encyclique Rerum Novarum, fondement d’une vision sociale catholique d’une étonnante modernité. À partir de l’analyse de Nicolas Dumont, responsable de la pastorale des solidarités du diocèse de Namur, cet article explore ses origines, ses principes et les défis qu’elle pose aujourd’hui.

Léon XIV… Léon, y es-tu ?

L’élection du successeur de François a nourri de nombreuses spéculations, en particulier sur le nom qu’il choisirait. Jean XXIV, François II, Paul VII ou encore Jean-Paul III avaient été évoqués, mais c’est finalement un choix inattendu que prit le cardinal Robert Francis Prevost pour son pontificat : Léon XIV.

Très vite, les commentateurs y ont vu une référence aux illustres prédécesseurs ayant porté ce nom : Léon le Grand (440-461), qui fit trembler Attila le Hun pendant les invasions barbares et réunit le Concile de Chalcédoine ; Léon III (795-816), qui couronna Charlemagne empereur ; Léon IX (1049-1054), le « pape alsacien », initiateur de la grande réforme grégorienne, ayant lutté contre la corruption de la curie. Toutefois, c’est surtout vers Léon XIII (1878-1903) que les attentions se sont tournées, pape de la fin du XIXe siècle et théoricien de la doctrine sociale de l’Église.

Une référence directement confirmée par le nouveau pape lui-même lors de son premier discours au Collège des Cardinaux : « J’ai choisi de prendre le nom de Léon XIV (…) principalement parce que le pape Léon XIII, dans sa célèbre encyclique Rerum Novarum, a abordé la question sociale dans le contexte de la première grande révolution industrielle. De nos jours, l’Église offre à chacun le trésor de son enseignement social en réponse à une nouvelle révolution industrielle et aux évolutions dans le domaine de l’intelligence artificielle, qui posent de nouveaux défis pour la défense de la dignité humaine, de la justice et du travail. »

Ce nom a immédiatement attiré l’attention de Nicolas Dumont, responsable de la Pastorale des solidarités du diocèse de Namur. À l’occasion de cette élection, il nous a rappelé combien la doctrine sociale de l’Église, inaugurée par Léon XIII, demeure aujourd’hui « une boussole » pour les catholiques. C’est elle qui continue d’inspirer de nombreuses actions concrètes : accompagnement des personnes précaires, défense de la dignité humaine, initiatives d’économie solidaire.

Aujourd’hui encore, bien que méconnue, cette doctrine sociale de l’Église est pourtant à l’origine de nombreuses institutions qui font notre pays : mutuelles, commissions paritaires, coopératives sociales et solidaires, sans oublier cette option préférentielle pour la « veuve et l’orphelin » dans nos éducations ; elle fut aussi celle qui inspira les politiciens catholiques face aux libéraux à proclamer notre devise nationale, « l’union fait la force ».

Léon XIII et la doctrine sociale de l’Église

La doctrine sociale de l’Église naît grâce à Léon XIII et son encyclique Rerum Novarum (1891), premier grand texte du Magistère à aborder les questions sociales à la lumière de l’Évangile. « C’est une des encycliques les plus concrètes. Elle parle du salaire des ouvriers, de la propriété privée, de la place de l’État, des syndicats », nous informe Nicolas Dumont. « Rerum Novarum est, pour l’époque, de l’ordre de Laudato Si aujourd’hui. » Dans un contexte de révolutions industrielles, de luttes ouvrières et de montée des idéologies radicales, Rerum Novarum affirme la nécessité d’une justice sociale fondée sur la dignité de la personne, le droit au travail, un salaire juste, la subsidiarité, la protection des plus faibles et au rôle essentiel des corps intermédiaires — au premier rang desquels : la famille.

Le constat d’échec du capitalisme et les vains espoirs du socialisme

Le constat de Léon XIII est simple : « Les sentiments religieux du passé ont disparu des lois et des institutions publiques. » Cette perte du sens religieux en politique, causée par la Révolution, a conduit à l’isolement des travailleurs qui, « sans défense, se sont vu, avec le temps, livrer à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée. » Il critique également l’usure ainsi que la concentration économique du capitalisme : « la concentration entre les mains de quelques-uns de l’industrie et du commerce devenus le partage d’un petit nombre d’hommes opulents et de ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires. »

Pour autant, Léon XIII se distingue du socialisme. Cette idéologie, fondée sur la lutte des classes, provoque selon lui « la haine jalouse des pauvres contre les riches. » Il y voit une théorie « souverainement injuste » : en voulant supprimer la propriété privée, elle « viole les droits légitimes des propriétaires, dénature les fonctions de l’État et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social. » En définitive, elle cause encore plus de tort à la classe ouvrière.

La propriété privée, ce n’est pas du vol

Capitalisme et socialisme apportent chacun une réponse aux limites de la propriété privée. Le premier, en l’élevant comme principe sacré autour duquel toute l’économie devrait tourner ; le second en la supprimant au profit de mécanismes de redistributions. Pour Léon XIII, cette solution ne peut être apportée que par une recherche d’unité, et non une lutte contre autrui – lutte des classes, des races, de tous contre tous.

« La propriété privée ne vaut pas pour elle-même », nous rappelle Nicolas Dumont. « Elle est une sécurité pour tous, un droit inaliénable inscrite dans la nature en vue du bien commun. Il est normal d’accumuler un peu de capital pour la sécurité de sa famille, prévoir un avenir pour ses enfants. Le chrétien a toujours les yeux rivés vers le ciel, mais aussi vers l’avenir. » L’objectif n’est dès lors pas d’accroître les richesses, mais au contraire, comme le dit Léon XIII : « le perfectionnement moral et religieux. » La faute n’est pas l’accumulation, mais l’accaparement.

Pas de lutte des classes, mais une quête d’unité dans le don de soi

Loin de se réduire à l’animal social d’Aristote, l’Homme est créé à l’image de Dieu, il est appelé au salut, inscrit dans une relation à l’autre. La Trinité elle-même en témoigne : nous sommes faits pour vivre en lien, et le Christ a apporté une doctrine nous incitant à nous trouver dans « le don désintéressé » de nous-même. Cette affirmation repose sur une vision de l’Homme comme personne, et non comme individu. L’Homme n’est pas interchangeable, il est « enfant de Dieu ». C’est là une intuition que développera plus tard le personnalisme, courant de pensée dont Vatican II deviendra en quelques sortes la charte, notamment avec Gaudium et Spes (1965). Mais cette conception est déjà présente en germe chez Léon XIII, et constitue le socle de la doctrine sociale de l’Église : l’Homme ne peut être réduit ni à son individualité, ni à ses déterminismes. « Tous les hommes sont issus de Dieu », nous dit Léon XIII, tous « ont été également rachetés par Jésus-Christ et rétablis par lui dans leur dignité d’enfants de Dieu, (…) un véritable lien de fraternité les unit. » Une unité dans la fraternité, en dépit des frontières et de notre place dans l’échelle sociale.

Une troisième voie qui replace la famille au cœur de la société

Face aux bouleversements qui ont suivi la chute de l’Ancien Régime, la destruction des institutions et l’émergence de nouvelles, Léon XIII propose donc une troisième voie, refusant à la fois les excès du libéralisme économique et ceux de la collectivisation socialiste. La doctrine sociale de l’Église n’entend pas fondre l’individu dans la masse, ni l’élever au pinacle, mais le replace dans son contexte naturel d’émergence : la famille, société domestique, lieu de prédilection de ce don de soi chrétien, « société très petite sans doute, mais réelle et antérieure à toute société civile. » C’est dans ce contexte que Léon XIII, à travers Rerum Novarum, redonne à la famille son rôle fondamental de cellule de base de la société, espace naturel de solidarité, d’éducation et de transmission.

Car l’angle mort des deux grands récits politiques du siècle précédent — le libéralisme et le socialisme — résidait précisément dans la place qu’ils accordaient à la famille. Tous deux en arrivent à sa destruction : le libéralisme en laissant l’individu seul face aux atermoiements du marché, le socialisme en subordonnant les liens familiaux aux intérêts de la collectivité. Il ne s’agit dès lors pas de chercher dans l’État une providence que le capitalisme a retiré aux familles, mais de retrouver, en elles, la raison d’être de toute société, commune à tous : « Les pauvres au même titre que les riches sont, de par le droit naturel, des citoyens, c’est-à-dire du nombre des parties vivantes dont se compose, par l’intermédiaire des familles, le corps entier de la nation. A parler exactement, en toutes les cités, ils sont le grand nombre. »

L’Église, comme modèle d’engagement social-chrétien

« S’il faut définir l’engagement chrétien dans la société, ajoute Nicolas Dumont, c’est que le chrétien est dans le don total de sa personne. Il est tourné vers l’autre. » Le don de soi comme posture éthique, « le Christ s’est donné pour l’Amour, par l’Amour. » Une logique du don que les catégories politiques traditionnelles peinent à saisir. « Le chrétien n’a pas à se laisser enfermer dans une conception politique donnée. » Le christianisme n’a pas de programme politique, ni de manifeste, car tout dans la morale catholique est discernement – pour ne pas dire synodalité.

Léon XIII le souligne, l’Église doit servir de modèle pour atteindre cette fraternité humaine. D’abord, en proclamant l’Evangile, seul véritable garant de la charité, vertu dans laquelle réside la dignité des Hommes, considérée comme « un remède très assuré contre l’arrogance du siècle et l’amour immodéré de soi-même. » Une charité qui ne peut être « supplée par aucune organisation humaine », puisqu’elle ne peut s’ancrer que dans le cœur des Hommes.

Mais l’Église doit aussi servir de modèle au-delà des mots, en participant « au bonheur des classes déshéritées par la fondation et le soutien d’institutions qu’elle estime propres à soulager leur misère. » Cet impératif trouve son origine dans les Ecritures et la tradition de l’Église primitive : « Les Apôtres avaient confié la distribution quotidienne des aumônes aux diacres dont l’ordre avait été spécialement institué à cette fin. Saint Paul lui-même, quoique absorbé par une sollicitude qui embrassait toutes les Églises, n’hésitait pas à entreprendre de pénibles voyages pour aller en personne porter des secours aux chrétiens indigents. »

Quelles perspectives pastorales pour un diocèse ?

A l’échelle diocésaine, l’objectif premier d’un service de pastorale des solidarités est de mettre en lumière la richesse de la doctrine sociale de l’Église, et inviter les chrétiens à se former pour agir dans le monde. Le document final du synode sur la synodalité expliquait encore récemment l’importance de diffuser largement les « thèmes de la doctrine sociale de l’Église », aux côtés de « l’engagement pour la paix et la justice, le soin de la maison commune, le dialogue interculturel et interreligieux » (§151), tout en reconnaissant que le peuple de Dieu « a besoin d’une formation adéquate » (§141) pour témoigner pleinement de l’Evangile.

Ces formations peuvent être à destination du terrain, des paroisses, des doyennés, mais aussi à destination de chaque chrétien. La formation intellectuelle ne suffit cependant pas, Nicolas Dumont le reconnaît : « il y a la réalité concrète… les demandes reçues. » En effet, bien que l’influence de l’Église a diminué depuis Rerum Novarum, beaucoup continuent de se tourner vers elle pour obtenir de l’aide.« Quand les gens viennent, la première chose à faire, c’est de les recevoir. » C’est à travers cette écoute attentive et bienveillante qu’un service de pastorale des solidarités cherche à relever la personne, en lui montrant ses capacités, sa responsabilité, sa place dans la société, sans lien de dépendance. « L’enjeu est de maintenir un rapport de personne à personne, fondé sur l’écoute et le respect de la dignité de chacun, sans culpabilisation, ni déterminisme. Il est aussi essentiel d’être présents dans le tissu associatif » ajoute Nicolas Dumont, lui-même engagé auprès de différentes associations comme Caritas, Entraide et Fraternité, et le Centre des Immigrés Namur-Luxembourg. Tout en restant conscient qu’il reste encore « beaucoup de pain sur la planche », nous disait-il dans une précédente interview en 2023.

Bref, être un chrétien engagé dans le monde, et pour le monde, sans être nécessairement du monde.

Conclusion

Le pape François avait démontré son intérêt pour la doctrine sociale de l’Église par sa pastorale. Il avait lancé la journée mondiale des pauvres en 2016, théorisé la fraternité humaine avec Fratelli Tutti et la sauvegarde de notre maison commune dans Laudato Si, il a incité le chrétien à se tourner « vers les périphéries », sans jamais oublier les pauvres, qu’il avait choisi d’incarner dans la modestie de son mode de vie. Il a aussi tenté de rappeler à quel point l’Église devait s’organiser dans une collégialité bien comprise, en convoquant le synode pour la synodalité.

Léon XIV, en prenant le nom d’un pape éminemment reconnu pour avoir été le pape de la doctrine sociale de l’Église, ne pourra que s’inscrire dans cette continuité. C’est d’ailleurs très certainement ce qui a motivé le conclave pour son élection : un homme des marges, ayant servi au Pérou, avec un intérêt particulier pour les pauvres. Son premier discours de pape, sur le balcon de la basilique Saint-Pierre, a commencé par une exhortation à la paix, pour terminer par un Ave Maria – appel à Marie, la Mère de Dieu, proclamée reine de la Création dans l’encyclique Laudato Si, celle qui « compatit à la souffrance des pauvres crucifiés et des créatures de ce monde saccagées par le pouvoir humain. » (§241) Puissions-nous nous mettre sous son patronage afin d’éclairer par nos actes la doctrine sociale de l’Église dont le monde a besoin.

Thibauld Menke

Crédits photos : © Vatican Media

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